La candidature d’Abdullah Gül, issu du parti pour la justice et le développement (AKP), à la Présidence de la République, a provoqué de nombreuses manifestations et une forte mobilisation du « camp laïc » qui a réussi à faire échouer le scrutin : les députés de l’opposition, de droite comme de gauche, ont boycotté le scrutin, ne permettant pas à M. Gül d’atteindre le quorum nécessaire à son élection (2/3 des députés). Cette crise est souvent traitée de manière un peu caricaturale comme une confrontation entre démocrates laïcs et islamistes. Mais la réalité politique turque est plus complexe.
L’AKP est un parti « islamiste modéré » qui est arrivé au pouvoir lors des législatives de 2002. Il est né des cendres d'un parti islamiste dissous par la Cour constitutionnelle en 1998, et de quelques transfuges de la droite libérale. Son objectif : concilier islam, turquicité, et européanité. Le danger qu’il représente pour la laïcité fait, à juste titre, débat. Pro-européen et modernisé, l’AKP n’a manifestement pas l’intention de faire de la Turquie un Etat islamique. Mais l’ambiguïté subsiste : le projet (abandonné) du gouvernement de re-criminaliser l’adultère, en 2004, avait suscité de vives réactions. Abdullah Gül, qui représente l’aile modérée de son parti, s’était d’ailleurs opposé à ce projet. Mais dans un pays qui attache tant d’importance aux symboles, l’idée qu’un « ancien islamiste », dont la femme est voilée, accède à la fonction présidentielle est difficilement concevable.
Pour autant, le « camp laïc » est loin d’être le rassemblement providentiel des nombreux défenseurs d’une Turquie laïque, ouverte et démocratique. Celui-ci compte en effet dans ses rangs, non seulement des éléments ultra-nationalistes et anti-européens, mais aussi l’armée. Celle-ci se pose comme la garante de la laïcité et du respect des fondements de la république turque. Elle est à ce titre l’auteur de trois coups d’état (en 1960, 1971 et 1980) et du limogeage du premier ministre islamiste Erdogan en 1997, pourtant élu démocratiquement. Ce rôle politique de l’armée est aujourd’hui fortement critiqué par une grande partie de la société civile turque. Pourtant, il est relativement absent des analyses politiques de la situation actuelle.
La crise que traverse actuellement la Turquie n’est pas une crise d’identité ou de valeur. C’est une crise avant tout démocratique et constitutionnelle qui s’exprime à travers un prétexte : la défense de la laïcité. Celle-ci est pourtant un principe largement partagé dans la société turque, ce qui rend la menace de l’islam politique relativement faible. La société turque n’a pas besoin des militaires, pour garantir cette laïcité sur le long terme : elle a besoin de renforcer ses fondations démocratiques, d’affaiblir l’armée, et d’opérer une stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat, comme le souhaite la majorité de la population turque.
Qu’est-ce que la laïcité turque ?
Les fondements de la laïcité turque dans sa version actuelle datent du « père de la Turquie moderne », Mustafa Kemal Atatürk, qui en fut le Président de 1923 à 1938 : depuis la Constitution de 1924, le Premier ministre exerce, par le biais de la Direction des Affaires Religieuses, un contrôle sur l’activité des mosquées, sur le contenu de l’enseignement religieux, voire sur le celui des sermons du vendredi. En outre, les Imams sont des fonctionnaires d’Etat. La laïcité turque n’a donc rien à voir avec le système français : elle se définit comme le contrôle étatique sur le religieux, et non comme la séparation de l’institution religieuse et de l’Etat.
Mais dans un contexte d’individualisation croissante des pratiques religieuses, un nombre toujours plus important de Turcs souhaite une scission nette entre les deux sphères : l’Etat se contenterait de garantir la liberté de culte, et d’opérer les arbitrages nécessaires entre croyants de toute obédience et non-croyants.
Le Piaf n°17 - septembre 2007
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