3.9.07

La Turquie est-elle menacée par l’islamisme… ou par l’armée ?

La candidature d’Abdullah Gül, issu du parti pour la justice et le développement (AKP), à la Présidence de la République, a provoqué de nombreuses manifestations et une forte mobilisation du « camp laïc » qui a réussi à faire échouer le scrutin : les députés de l’opposition, de droite comme de gauche, ont boycotté le scrutin, ne permettant pas à M. Gül d’atteindre le quorum nécessaire à son élection (2/3 des députés). Cette crise est souvent traitée de manière un peu caricaturale comme une confrontation entre démocrates laïcs et islamistes. Mais la réalité politique turque est plus complexe.

L’AKP est un parti « islamiste modéré » qui est arrivé au pouvoir lors des législatives de 2002. Il est né des cendres d'un parti islamiste dissous par la Cour constitutionnelle en 1998, et de quelques transfuges de la droite libérale. Son objectif : concilier islam, turquicité, et européanité. Le danger qu’il représente pour la laïcité fait, à juste titre, débat. Pro-européen et modernisé, l’AKP n’a manifestement pas l’intention de faire de la Turquie un Etat islamique. Mais l’ambiguïté subsiste : le projet (abandonné) du gouvernement de re-criminaliser l’adultère, en 2004, avait suscité de vives réactions. Abdullah Gül, qui représente l’aile modérée de son parti, s’était d’ailleurs opposé à ce projet. Mais dans un pays qui attache tant d’importance aux symboles, l’idée qu’un « ancien islamiste », dont la femme est voilée, accède à la fonction présidentielle est difficilement concevable.

Pour autant, le « camp laïc » est loin d’être le rassemblement providentiel des nombreux défenseurs d’une Turquie laïque, ouverte et démocratique. Celui-ci compte en effet dans ses rangs, non seulement des éléments ultra-nationalistes et anti-européens, mais aussi l’armée. Celle-ci se pose comme la garante de la laïcité et du respect des fondements de la république turque. Elle est à ce titre l’auteur de trois coups d’état (en 1960, 1971 et 1980) et du limogeage du premier ministre islamiste Erdogan en 1997, pourtant élu démocratiquement. Ce rôle politique de l’armée est aujourd’hui fortement critiqué par une grande partie de la société civile turque. Pourtant, il est relativement absent des analyses politiques de la situation actuelle.

La crise que traverse actuellement la Turquie n’est pas une crise d’identité ou de valeur. C’est une crise avant tout démocratique et constitutionnelle qui s’exprime à travers un prétexte : la défense de la laïcité. Celle-ci est pourtant un principe largement partagé dans la société turque, ce qui rend la menace de l’islam politique relativement faible. La société turque n’a pas besoin des militaires, pour garantir cette laïcité sur le long terme : elle a besoin de renforcer ses fondations démocratiques, d’affaiblir l’armée, et d’opérer une stricte séparation de l’Eglise et de l’Etat, comme le souhaite la majorité de la population turque.



Qu’est-ce que la laïcité turque ?

Les fondements de la laïcité turque dans sa version actuelle datent du « père de la Turquie moderne », Mustafa Kemal Atatürk, qui en fut le Président de 1923 à 1938 : depuis la Constitution de 1924, le Premier ministre exerce, par le biais de la Direction des Affaires Religieuses, un contrôle sur l’activité des mosquées, sur le contenu de l’enseignement religieux, voire sur le celui des sermons du vendredi. En outre, les Imams sont des fonctionnaires d’Etat. La laïcité turque n’a donc rien à voir avec le système français : elle se définit comme le contrôle étatique sur le religieux, et non comme la séparation de l’institution religieuse et de l’Etat.

Mais dans un contexte d’individualisation croissante des pratiques religieuses, un nombre toujours plus important de Turcs souhaite une scission nette entre les deux sphères : l’Etat se contenterait de garantir la liberté de culte, et d’opérer les arbitrages nécessaires entre croyants de toute obédience et non-croyants.

Le Piaf n°17 - septembre 2007

20.7.07

Les terrils de verre de Maïlouoou Souou

Maïlouou Souou, petite bourgade du Kirghizstan, est devenue célèbre pour ses montagnes. Mais celles-ci n’attirent aucun randonneur : ce sont des montagnes de verre, de 10 à 12 mètres de haut. Ces dangereux terrils sont les vestiges de ce qui fut la plus grande usine d’ampoules de l’ex-URSS. Aujourd’hui, 5000 à 8000 personnes par jour viennent risquer leur vie pour récupérer les fils de nickel soudés au culot des ampoules. Quelques euros en guise de « rémunération » et l’essentiel du profit pour le négociant allemand qui a découvert le filon. Les conditions de travail ? 27 personnes mortes sous une avalanche d’ampoules en 3 ans, de la poussière de verre qui se dépose dans les bronches et les poumons, l’humiliation, l’alcoolisme et des collégiennes qui viennent se prostituer sur cette scandaleuse décharge. Et avec ça, une bonne dose de radioactivité : le site était jadis une mine d’uranium, celui-là même qui servit à fabriquer la première bombe atomique soviétique.

Le Piaf n°16 - Juillet / août 2007

La mort d'Aral

Depuis leur indépendance, les 5 Républiques centre-asiatiques de l’ex-URSS (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan) doivent gérer le lourd désastre écologique hérité de l’Union Soviétique : sols dégradés, eau polluée, déchets radioactifs... Et cette mer d’Aral dont on parle déjà presque au passé.

Dans les années 50, les planificateurs soviétiques ont décidé de spécialiser l’Asie Centrale dans la production de coton. Cette culture, très gourmande en eau, a nécessité la création d’un vaste système d’irrigation, détournant les deux principaux fleuves de la région : le Syr Daria et l’Amou Daria, soit les deux fleuves qui se déversent dans la mer d’Aral. C’est ainsi que l’homme a créé « la plus grande catastrophe écologique du XXème siècle ». La mer d’Aral, insuffisamment alimentée au profit des champs de coton, a perdu 60% de sa surface depuis 1960. Elle est même coupée en deux depuis 1989. Les côtes ont reculé de plus de 100 km. Les deux principaux ports, Aralsk et Mouinak, sont devenus des cimentières de bateaux où errent d’anciens pêcheurs devenus alcooliques, des femmes anémiées, des enfants désoeuvrés.

La disparition de la mer d’Aral a de multiples conséquences : changement climatique, tempêtes chargées de sable et de sel qui stérilisent les terres, eau et aliments empoisonnés par les pesticides, poissons tués par l’augmentation de la salinité des eaux, drames sanitaires (anémies, cancers du foie, tuberculose et des taux de mortalité infantile et d’enfants malformés ou handicapés parmi les plus élevés au monde). Sans compter la mort économique de toute une région qui ne vivait que de la pêche.

Les habitants ont vu se succéder pendant 30 ans des centaines d’experts venus des quatre coins de la planète, et ont écouté autant de promesses politiques. Mais, mis à part un barrage construit en 2005 avec l’aide de la Banque mondiale dans le nord pour sauver la « Petite Mer », rien ne bouge. Et la mer, la grande, ne cesse de s’éloigner. Le problème ? Trop coûteux. A l’heure de la mondialisation et du « développement durable », l’humanité laisse disparaître une mer et mourir une région ? L’heure est grave… D’autant plus que « l’erreur » pourrait bien se reproduire : le lac Balkhash (Kazakhstan), deuxième lac de la région, est également menacé d’assèchement : les Chinois puisent toujours plus dans le principal fleuve qui l’alimente, pour les besoins de leur agriculture et de leur industrie pétrolière. Et c’est toute l’Asie Centrale qui pourrait se trouver à court d’eau potable, avec les conséquences humanitaires et géopolitiques que l’on peut imaginer. Alors à quand un statut mondial pour ces biens communs de l’humanité et le financement de leur protection par des écotaxes internationales ? Face à cette doctrine productiviste (qu’elle soit communiste ou capitaliste) qui considère la nature comme un réservoir de ressources au service de la croissance économique mondial, la question mérite d’être posée…

Le Piaf n°16 - Juillet / août 2007

3.1.07

Mort du dictateur turkmène : sincères condoléances à Bouygues

Le 21 décembre 2006, au réveil, les médias nous glissent une nouvelle : le Président du Turkménistan, Saparmourat Niazov, est décédé d’une crise cardiaque. Le Turkménistan… un de ses nombreux pays en « stan » qu’on ne situe pas très bien, et dont on sait encore moins ce qu’il s’y passe. Et pourtant…

Le Turkménistan était gouverné, depuis 1985, par l’un des plus grands mégalomanes de l’histoire. Niazov, qui s’était auto-proclamé « Turkmenbachi » (« père de tous les Turkmènes »), avait instauré une dictature proche de la science-fiction, fondée sur la répression et le culte de sa personne. Il n’était pas seulement Président à vie, premier ministre, chef des armées et du seul parti autorisé, mais aussi poète et leader spirituel de son peuple. Son œuvre, le Ruhnama, qui revisite l’histoire du pays et sacralise Niazov et sa famille, est devenu le seul ouvrage étudié en classe et disponible dans les librairies. Un exemplaire a même été placé sur orbite et tourne actuellement autour de la Terre… La photo du Président est quant à elle placardée dans tout le pays. Sa statue, en or, tourne avec le soleil au centre de la capitale, Ashgabat.

Niazov a redéfini ce qui était bon pour le peuple turkmène : le théatre, le ballet et l’opéra ont été interdits, les bibliothèques supprimées. Le système éducatif est devenu une usine d’endoctrinement. Le système de santé est réduit à néant : par soucis d’économies, tous les hôpitaux de campagne ont été fermés. Les habitants sont priés de se rendre dans la capitale pour se voir énoncer un diagnostic bidon : le Turkmène version Niazov doit être en pleine santé. Le choléra réapparaît ? Il suffit de fermer les yeux.

Parallèlement à ces économies budgétaires, le dictateur, assis sur une importante rente gazière et pétrolière dont les deux tiers atterrissaient sur ses comptes personnels, a réalisé des projets aussi pharaoniques qu’inutiles : des palais présidentiels gigantesques, ou encore la plus grande mosquée d’Asie Centrale, dans son village natal, qui attend toujours ses premiers fidèles. Au total, une trentaine de contrats passés avec le constructeur préféré du dictateur : Bouygues. Le montant total est estimé à 1.5 milliard de dollars. Niazov était devenu un ami personnel de Martin Bouygues, dont l’entreprise s’est pleinement épanoui dans cette région pendant que les Turkmènes se serraient la ceinture pour aller se faire soigner en Ouzbekistan, et que des rares opposants mouraient dans des prisons qu’aucune ONG n’a jamais pu pénétrer… Mais que le peuple se rassure, il n’a pas été complètement oublié des fantasmes présidentiels : des projets de zoo en plein désert (avec des pingouins s’il vous plaît) ou de pistes de ski traînent encore dans les cartons.

Les élections pour sa succession sont prévues le 11 février prochain. Les survivants de l’opposition, en exil, envisagent de rentrer au pays. Ils n’y sont pas encore parvenus, et l’opération semble toujours très difficile. Mais dans tous les cas, la mort de Niazov représente un risque financier important pour Bouygues. Nous ne pouvons donc qu’adresser à son PDG, nos sincères condoléances.

Le Piaf n°11 - janvier / février 2007